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    L'origine

    Comme celles de tout objet à fort pouvoir mythologique, les origines historiques du Jean restent entourées d'un certain mystère. À cela différentes raisons dont la principale tient sans doute à l'incendie qui, en 1906, lors du grand tremblement de terre de San Francisco, a détruit les archives de la firme Levi Strauss, créatrice du célèbre pantalon un demi-siècle plus tôt. C'est en effet au printemps 1853 que le jeune Levi Strauss (curieusement son prénom véritable demeure incertain), petit colporteur juif de New York, originaire de Bavière et âgé de vingt- quatre ans, arrive à San Francisco, où depuis 1849 la fièvre de l'or découvert dans la Sierra Nevada provoque un accroissement de population considérable. Il apporte avec lui une grande quantité de toile de tente et des bâches pour chariots avec l'espoir de gagner convenablement sa vie. Mais les ventes se révèlent médiocres. Un pionnier lui explique que dans cette partie de la Californie on n'a pas tant besoin de toile de tente que de pantalons solides et fonctionnels. Le jeune Levi Strauss a alors l'idée de faire tailler des pantalons dans sa toile de tente. Le succès est immédiat, et le petit colporteur de New York devient confectionneur de prêt-à-porter et industriel du textile. Il fonde avec son beau-frère une société qui ne cesse de croître au fil des années. Bien que celle-ci diversifie sa production, ce sont les salopettes (overalls) et les pantalons qui se vendent le mieux. Ceux-ci ne sont pas encore bleus mais de différents tons s'inscrivant entre le blanc cassé et le brun foncé. Mais la toile de tente, si elle est très solide, constitue un tissu vraiment lourd, rêche et difficile à travailler. Entre 1860 et 1865, Levi Strauss a donc l'idée de la remplacer progressivement par du denim, tissu de serge importé d'Europe et teint à l'indigo. Le jean bleu est né.

     

    L'origine de ce terme anglais denim est controversée. Il est possible qu'il s'agisse au départ d'une contraction de l'expression française « serge de Nîmes », étoffe faite de laine et de déchets de soie fabriquée dans la région de Nîmes depuis au moins le XVII siècle. Mais ce terme désigne aussi, à partir de la fin du siècle suivant, un tissu associant le lin et le coton, produit dans tout le Bas-Languedoc et exporté vers l'Angleterre. En outre, un beau drap de laine, produit sur les bords de la Méditerranée entre la Provence et le Roussillon, porte le nom occitan de nim. Il est peut-être lui aussi à l'origine du mot denim. Tout cela reste incertain, le chauvinisme régional des auteurs ayant écrit sur ces questions ne facilitant pas la tâche des historiens du vêtement.

    Quoi qu'il en soit, au début du XIXe siècle, c'est un tissu de coton très solide, teint a 1 indigo, qui porte en Angleterre et aux Etats-Unis d'Amérique le nom de denim ; il sert notamment à fabriquer les vêtements des mineurs, des ouvriers et des esclaves noirs. C est donc lui qui, à l'horizon des années 1860, remplace peu à peu le jean, étoffe dont Levi Strauss se servait jusque-là pour tailler ses pantalons et ses salopettes. Ce mot jean correspond a la transcription phonétique du terme italo-anglais genoese, qui signifie tout simplement « de Gènes ». La toile de tente et de bâche dont se servait le jeune Levi Strauss appartenait en effet a une famille de tissus autrefois originaires de Gènes et de sa région; faits d'abord d'un mélange de laine et de lin, plus tard de lin et de coton, ils servaient à fabriquer, depuis le XVIe siècle, des voiles de navire, des pantalons de marin, des toiles de tente et des bâches de toutes sortes.

     
    À San Francisco, le pantalon Levi Strauss par une sorte de métonymie, avait pris dès les années 1853-1855 le nom de son matériau : jean. Lorsqu'une dizaine d'années plus tard ce matériau changea, le nom resta. Les jeans furent désormais taillés dans du denim et non plus dans de la toile de Gênes, mais leur nom ne fut pas changé pour autant.

    Un vêtement de travail :

    En 1872, Levi Strauss s'associa avec un tailleur juif de Reno, Jacob W. Davis, qui deux ans plus tôt avait imaginé de confectionner des pantalons pour bûcherons ayant sur l'arrière des poches fixées au moyen de rivets. Bien que l'expression blue jeans ne fasse son apparition commerciale qu'en 1920, les jeans Levi Strauss, dès les années 1870, étaient tous de couleur bleue, car le coton denim était teint à l'indigo. Il était trop épais pour absorber totalement et définitivement toute la matière colorante, si bien qu'il ne pouvait être garanti « grand teint ». Mais c'est justement cette instabilité de la teinture qui fit son succès : la couleur apparaissait comme une matière vivante, évoluant en même temps que le porteur du pantalon ou de la salopette. Quelques décennies plus tard, lorsque les progrès de la chimie des colorants permirent de teindre à l'indigo n'importe quelle étoffe de manière solide et uniforme, les firmes productrices de jeans durent blanchir ou décolorer artificiellement leurs pantalons bleus afin de retrouver la tonalité délavée des origines.

    À partir de 1890, en effet, la patente juridico-commerciale qui protégeait les jeans de la firme Levi Strauss prit fin. Des marques concurrentes virent le jour qui proposèrent des pantalons taillés dans un tissu moins épais et vendus moins cher. La firme Lee, créée en 1911, eut l'idée de remplacer les boutons de braguette par une fermeture Éclair en 1926. Mais c'est la firme Elue Bell (devenue Wrangler en 1947) qui, à par tir de 1919, fit la plus forte concurrence aux jeans Levi Strauss. Par réaction, la puissante firme de San Francisco (dont le fondateur était mort milliardaire en 1902) créa le « Levi's 50l»,taillé dans un coton denim double et gardant fidèlement les rivets et les boutons métalliques. En 1936, pour éviter toute confusion avec des marques concurrentes, une petite étiquette rouge portant le nom de la marque fut cousue le long de la poche arrière droite de tous les authentiques jeans Levi Strauss. C'était la première fois qu'un nom de marque s'affichait de manière ostensible sur la partie extérieure d'un vêtement.


    Marilyn Monroe, 1953

    Un vêtement de loisirs :

    Entre-temps, le jean avait cessé d'être seulement un vêtement de travail. C'était devenu aussi un vêtement de loisirs et de vacances, notamment pour la riche société de l'est des Etats-Unis venant passer ses vacances à l'ouest et voulant y jouer aux cow-boy et aux pionniers. En 1935, la luxueuse revue Vogue accueillit sa première publicité pour ces jeans « bon genre ». En même temps, sur certains campus universitaires, le jean était adopté par des étudiants, notamment ceux de deuxième année qui s'efforcèrent pendant un temps d'en interdire le port aux « bizuths » de première année. Le jeans devenait un vêtement de jeunes et de citadins, plus tard de femmes. Après la seconde guerre mondiale sa vogue toucha l'Europe occidentale. On s'approvisionna d'abord dans les « stocks américains », puis les différents fabricants installèrent leurs usines en Europe même. Entre 1950 et 1975, une partie de la jeunesse se mit progressivement à porter des jeans. Les sociologues virent dans ce phénomène, largement relayé (sinon manipulé) par la publicité, un authentique fait de société, un vêtement androgyne, un emblème de contestation ou de la révolte des jeunes. Toutefois, à partir des années 1980, beaucoup de jeunes, en Occident, commencèrent à se détourner du jean au profit de vêtement de coupes différentes, taillés dans d'autres tissus de textures et de couleurs plus variés. Sur les jeans, en effet, malgré des tentatives faites dans les années 1960 et 1970 pour diversifier les couleurs, le bleu et ses différentes nuances restaient et restent encore aujourd'hui nettement dominants.


    Jane Birkin, 1972

    Un vêtement contemporain :

    Alors qu'en Europe occidentale le port du jeans était en recul (le fin du fin, à partir des années 1980, était de ne plus en porter), celui-ci devint dans les pays communistes (et aussi dans les pays en voie de développement, et même dans les pays musulmans) un vêtement contestataire, une ouverture vers l'Occident, ses libertés, ses modes, ses codes, ses systèmes de valeurs. Cela dit, si on tente un bilan, réduire l'histoire du jean à celle d'un vêtement libertaire ou contestataire est abusif, sinon faux. Sa couleur bleue le lui interdit. C'est à l'origine un vêtement de travail masculin, dont le port s'est étendu aux femmes puis à l'ensemble des classes et catégories sociales. A aucun moment, même dans les décennies les plus récentes, la jeunesse n'en a eu le monopole. Quand on regarde les choses de près, c'est à dire quand on prend la peine de considérer l'ensemble des jeans portés en Amérique du Nord et en Europe entre la fin du XIXe siècle et la fin du XXe, on s'aperçoit que le jean est un vêtement ordinaire, porté par des gens ordinaires, ne cherchant nullement à se mettre en valeur, à se rebeller, à transgresser quoi que ce soit, mais bien au contraire à porter un vêtement solide, sobre et confortable, voire à oublier qu'ils portent un vêtement. A la limite, on pourrait dire que c'est un vêtement protestant – même si son créateur est juif- tant il correspond à l'idéal vestimentaire véhiculé par les valeurs protestantes : simplicité des formes, austérité des couleurs, tentation de l'uniforme.

    Dans les années 2000, après des années où le jean cédait devant la suprématie du jogging, il revint en force auréolé de nouveautés techniques : coutures tournantes, tissu élastiss, incrustations de dentelles ou autres, et motifs délavés imitant l'usure du vieux jean (moustache), impressions, etc... . Depuis, il n'a pas quitté nos penderies !

     


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